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La fracture numérique

Marché pour l’instant embryonnaire, la vente d’OTC par des sites adossés à des pharmacies provoque polémiques sur polémiques. Pendant ce temps, la grande majorité des ventes se concentrent sur une demi-douzaine de sites.

Par Laurent Simon

On n’aura jamais autant parlé d’un aspirant pharmacien. Cédric O’Neill, cofondateur du site 1001Pharmacies lancé en 2012, n’était en effet qu’étudiant jusqu’à l’obtention de son titre de docteur, suite à la soutenance de sa thèse en début d’année 2014. Ce grand déballage, le jeune pharmacien le doit au conflit entre sa market place – l’appellation pour un site rassemblant différents vendeurs – et l’Ordre des pharmaciens. Conflit qui a culminé le 30 juin dernier en référé au tribunal de grande instance de Paris quand l’institution a attaqué 1001Pharmacies pour son service de livraison de médicaments, lancé en version bêta en région parisienne et pour l’instant suspendu. Moyennant 5 euros, un cour- sier venait chercher l’ordonnance et la rapportait une fois « dispensée » au domicile du patient. « J’estime que sous une soi-disant simple livraison à domicile, 1001Pharmacies [...] exerce en fait la vente de médicaments, et de tous les médicaments », tonne la présidente de l’Ordre des pharmaciens, Isabelle Adenot. Faute de n’avoir pas pu pénétrer le marché de l’OTC malgré ses tentatives, 1001Pharmacies fait feu de tout bois.

Gendarmes du Net

L’instance attaque aussi sur la protection des données personnelles : 1001Pharmacies n’aurait pas eu recours pour son service de livraison à un hébergeur de données de santé, un sésame indispensable. Le principal intéressé reconnaît qu’une centaine de réservations ont eu lieu sans cet impératif : « on se mettra en conformité avec la législation », promet-il. Omniprésents dans la régulation de ce marché naissant, l’Ordre des pharmaciens et les agences régionales de santé chargées d’autoriser les sites font feu de tout bois pour calmer les ardeurs concurren- tielles. « Je reçois une plainte dès que j’ouvre la bouche », confie en off le très remuant dirigeant d’un des sites majeurs de vente d’OTC dans l’Hexagone. L’Ordre des pharmaciens s’est fait le champion de la lutte contre les irrégularités dans le secteur. Isabelle Adenot ainsi, cite, outre l’action contre 1001Pharmacies, « cinq ou six autres plaintes en cours ». Et d’énumérer dans la foulée des exemples de sites montés par des pharmaciens français certes adossés à des officines « de brique et de mortier », mais outrepassant les bonnes pratiques parues en juin 2013, certains suggérant de manière automatique des ventes associées basées sur les achats des autres internautes, d’autres indiquant en cas de vente d’un médicament donné toutes les autres spécialités du même laboratoire ou encore des médicaments à posologie adulte suggérés à la conclusion d’une vente de formes pédiatriques... Tous ces débats étaient encore impensables il y a à peine deux ans, malgré l’oracle de Roselyne Bachelot à Pharmagora en 2010, lorsqu’elle avait ouvert la voie à la vente de médicaments sur Internet.

Dernier des Mohicans

Comme le remarque l’étude du groupe Les Échos sur la pharmacie d’officine à l’horizon 2017 : « La France est avec l’Espagne l’un des derniers pays d’Europe de l’Ouest à maintenir le monopole officinal sur les médicaments d’automédication. » Pas étonnant donc que ces marchés borderline attirent les investisseurs extérieurs au monde de l’officine, pour l’instant retranchée derrière son monopole. « La pharmacie fait très peur aux investisseurs professionnels, avance Cédric O’Neill. Je ne compte au capital de 1001Pharmacies que des actionnaires particuliers ou des institutions comme la Banque publique d’investissement [un organisme public héritier de la Caisse des dépôts et consignations, créé en août 2013, NDLR]. Ils m’ont suivi parce qu’ils sont eux-mêmes des entrepreneurs, sans m’imposer de retour sur investissement avec des TRI [taux de rentabilité interne, NDLR] importants. Je ne me suis engagé sur aucun chiffre. »

Tours de table

Le site enchaîne les levées de fonds. La dernière date d’avril 2014 et a permis à la start-up basée dans l’Hérault de collecter 2 millions d’euros auprès de BPIFrance, de la Région Languedoc- Roussillon, mais aussi de business angels : Olivier Mathiot, de PriceMinister Rakuten, Marc Adamowicz, de Happyview.fr, un site d’optique en ligne ou encore le réseau Angelor, un club d’entrepreneurs qui aide à la croissance de sociétés très diverses, comme Vetbiobank, une « solution de régénération de tissus endommagés de chevaux de courses ». « Des acteurs comme BPI sont moins exigeants, analyse un connais- seur du secteur, mais les autres investisseurs auront une exigence de rentabilité. S’ils investissent 200 000 ou 300 000 euros, leur objectif est certainement de récupérer sept à huit fois la mise en trois à cinq ans. » Ceci explique en partie la course à la communication à laquelle est contraint 1001Pharmacies, la société devant se tenir aux avant-postes de ce nouveau marché pour en récolter les fruits la première. Son grand concurrent, Doctipharma, la joue au contraire profil bas (voir encadré « Les petits pas de Doctipharma », ci-dessous). Avec 570 partenaires début juillet, l’objectif de 1 001 officines semble presque gagné pour 1001Pharmacies... Sauf que les vrais chiffres sont moins mirobolants. Sur les 570 points de vente, on compte des parapharmacies mais aussi Smok-it, des magasins de cigarettes électroniques. 1001Pharmacies reste discret sur son chiffre d’affaires et sa rentibilité réels, même si, partant d’un million d’euros de ventes en ligne en 2013, il en espère cinq fin 2014 – uniquement de parapharmacie –, avec un triplement comme objectif fin 2015 ! Mais le modèle 1001Pharmacies, basé sur un abonnement mensuel de l’ordre de 100 euros par mois et un pourcentage sur les ventes entre 8 % et 12 %, est-il pérenne ? 

Petit marché, grosse polémique

Pas encore présent sur le très symbolique marché de l’OTC, le patron de 1001Pharmacies ne ferme d’ailleurs pas la porte à la création d’un « groupement virtuel » pour associer aux services déjà proposés la négociation des prix, ce qui sera peut-être la clé de sa future rentabilité. En réalité, sur les 550 pharmacies partenaires, seule la moitié fait régulièrement des ventes par correspondance et 200 disposent d’un catalogue en ligne de produits mais proposent uniquement un retrait des commandes en pharmacie. Les gros vendeurs de parapharmacie sont beaucoup plus rares : trois officines, au catalogue fort de nombreux produits rares, émargent à plus de 80 000 euros de chiffre d’affaires. Seule l’une d’entre elles atteint même la barre symbolique des 100000 euros mensuels. Si l’on revient au marché de l’OTC par correspondance, les chiffres sont sans rapport avec les polémiques générées : à peu près 5 millions d’euros par an fin 2013, même si la croissance est positive, selon les observateurs. « Seuls cinq ou six sites ont une réelle activité sur le marché, supérieure à 30 000 euros par mois, soit 40 à 50 commandes par jour », estime Pierre-Jean Bisiau, titulaire de la pharmacie du même nom dans le Maine-et-Loire, qui a lancé Pharmamedicaments.com. Les élus sont rares à se partager ce marché nain ; outre les « historiques » – Pharma-gdd, Pharmashopi. com, Lasante.net –, la profusion de règles com- plique l’entrée de tout nouvel opérateur.

Prime au premier

Fin 2013, ils étaient une quinzaine à représenter 65 % du marché. Si la France comptait 128 sites agréés de pharmacie début 2014, et certainement une cinquantaine de plus aujourd’hui, peu se sont réellement lancés. Trop risqué légalement – « les ARS sont très, très dures avec le marché en ligne », témoigne Pierre-Jean Bisiau – et, de plus, assez onéreux : rien qu’un hébergement sécurisé coûte près de 1000 euros par mois. Très décrié à cause des prises de position de son fondateur Philippe Lailler, Pharma-gdd. com possède huit mois d’avance sur ses concurrents, une avance inestimable : les sites de pharmacie ne peuvent compter que sur le référencement naturel pour apparaître dans les moteurs de recherche et il leur est interdit d’« acheter du mot-clé » à Google pour apparaître dans les premiers résultats. À terme, un spécialiste du secteur prévoit que 10 à 15 sites constitueront 80 % du marché. « Les gens ne peuvent retenir que peu de noms, confirme-t-il. Dans l’électronique grand public, seuls cinq sites se partagent le gâteau. » Doliprane versus lave-linge, la pharmacie est réellement en train de devenir un marché comme les autres. 

Qui veut de mon OTC ?

Deux études ont récemment tenté de dresser le profil type de l’acheteur d’OTC sur Internet, l’une de l’université Pierre-et-Marie-Curie, l’autre de Median Conseil.

Un profilage crucial pour comprendre le marché. Selon la première, c’est un homme quadragénaire de catégorie socioprofessionnelle (CSP) supérieure, consommant peu de médicaments et pas intéressé par la santé. Un profil différent du cœur de cible de l’automédication. Côté Median Conseil, le portrait-robot fait ressortir « des femmes de 30 à 50 ans pour l’achat de parapharmacie, un peu plus âgées pour l’achat de médicaments. [...] Plus on habite dans une petite commune,plus on achète des médicaments en ligne », poursuit Median, qui s’appuie sur un panel de ventes. La société conclut à un vivier d’acheteurs potentiels plus important dans les départements semi-ruraux comme la Gironde, la Haute-Garonne, le Var, le Rhône, l’Isère ou la Haute-Savoie. ​

Les petits pas de Doctipharma

Beaucoup plus discrète en termes de communication que son grand concurrent 1001Pharmacies, la filiale de Lagardère Active n’en est pas moins soli- dement positionnée pour investir le marché de l’OTC sur Internet.

Si l’onglet « Médicaments » du site indiquait encore la mention « prochainement disponible » au moment d’écrire ces lignes, ce n’est certainement plus pour longtemps (voir Le Pharmacien de France, no 1261, p. 12). « Tant qu’on n’a pas de réponse de l’agence régionale de santé (ARS) Auvergne, c’est bon signe, témoigne Aurélien Meunier, titulaire de la pharmacie Mathon-Meunier à Sainte-Florine (Haute- Loire). J’avais déjà été contacté par Cédric O’Neill [fondateur de 1001Pharmacies, NDLR]. Doctipharma est arrivé après, plus prudemment, mais avec un système tout prêt, très carré. On sent bien la puissance du groupe Lagardère derrière. » Si l’ARS Auvergne autorise tacitement le site – d’ici à fin juillet, en principe –, « cela pourra démarrer très fort », prévoit le titulaire. Doctipharma sera alors la première market place à investir le marché de l’OTC et aura grillé la politesse à 1001Pharmacies... Et Aurélien Meunier aura alors toute la France pour zone de chalandise.

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