Contrairement à bien des promesses de campagne, celle concernant la délivrance à l’unité a donc bien été tenue. Présente dans le programme santé du candidat Emmanuel Macron en 2017, son principe a été adopté dans l’article 40 de la loi relative à la lutte contre le gaspillage et à l’économie circulaire, publiée le 11 février 2020 au Journal officiel. Elle introduit dans le Code de la santé publique ce nouveau mode de dispensation pour lequel il est prévu qu’un arrêté ultérieur précise la liste des médicaments auxquels elle s’appliquera. La date de son entrée en vigueur sera quant à elle fixée par décret en Conseil d’État et se fera au plus tard au 1er janvier 2022. Alors qu’on la pensait reléguée à l’état de projet perpétuel tant elle avait déjà suscité d’opposition parmi les professionnels du médicament, la dispensation à l’unité a donc refait surface au détour d’une loi antigaspillage et a immédiatement été accueillie par les pharmaciens et les industriels du secteur avec une certaine circonspection, pour ne pas dire un grand scepticisme.
Questions sans réponse
Initialement pensée par les députés pour être appliquée à toutes les classes thérapeutiques, y compris l’OTC, la mobilisation de l’ensemble de la profession pharmaceutique a permis de réduire grandement ce périmètre. La nouvelle rédaction de l’article de loi introduit ainsi plus de nuance en prévoyant désormais que « la délivrance de certains médicaments en officine peut se faire à l’unité ». Il semble donc que, au moins dans un premier temps, les médicaments concernés se limitent à certaines classes d’antibiotiques. C’est ce que souhaite Fabrice Camaioni, président de la commission Métier pharmacien de la FSPF : « Bien qu’on ne puisse affirmer préalablement qu’elle permettra de renforcer l’observance, la dispensation à l’unité de certains antibiotiques critiques qui, mal utilisés, contribuent à l’augmentation de l’antibiorésistance, pourrait être une mesure appropriée. » À condition que « soit mis en place un cadre bien précis qui prenne en considération les contraintes supplémentaires que cela va entraîner pour le pharmacien et qui impliquent l’instauration d’un modèle économique adapté », ajoute-t-il. De son côté, Éric Garnier, vice-président de la FSPF, rappelle que « les pharmaciens attendent d’ailleurs toujours une rémunération spécifique pour la délivrance fractionnée qu’ils réalisent déjà sur les stupéfiants ». Même en considérant que les pouvoirs publics répondront favorablement à cette demande des officinaux de compenser par une rémunération le temps et les investissements importants que suppose cette modification de leur pratique quotidienne, Fabrice Camaioni estime que de nombreuses questions restent pout l’instant sans réponse : « Que devient la traçabilité des produits ? Quid des notices qu’il faudra ajouter à chaque dispensation ? Que fait-on des “rompus” ? Qui fournira les consommables pour emballer les médicaments déconditionnés ? La multiplication de ces emballages est-elle une bonne idée d’un point de vue environnemental ?… » Autant d'interrogations que partage la très grande majorité des officinaux ainsi que l’ont montré les résultats du sondage publié dans notre dernier numéro du Pharmacien de France. Près de 85 % des pharmaciens ayant répondu à notre questionnaire estiment ainsi que la dispensation à l’unité est « une mauvaise idée » – ou plutôt une « fausse bonne idée » comme l’a récemment qualifiée la présidente de l’Ordre des pharmaciens, Carine Wolf-Thal. Elle va en effet requérir des ressources conséquentes pour pouvoir être mise en œuvre correctement, sans qu’il soit certain pour autant qu’elle soit pourvue de toutes les vertus qu’on lui prête. Sans parler de l’effort supplémentaire qu’elle suppose pour les petites officines déjà fragilisées par un contexte économique défavorable.
La solution passe par le pharmacien
Si, en aval, les officinaux sont loin d’être convaincus, en amont, les industriels émettent également de sérieuses réserves. Anne Carpentier, directrice des Affaires pharmaceutiques du syndicat Les entreprises du médicament (Leem), avance que la dispensation à l’unité présente « un certain nombre de travers comme celui de faire disparaître la traçabilité de la boîte à l’heure de la mise en route de la sérialisation ou celui d’entraîner une modification importante des chaînes de production des médicaments ». Elle rappelle ainsi que « l’Europe a une réglementation basée sur la fabrication de boîtes qui intègre un certain nombre de règles pour garantir la sécurité, l’authenticité et la traçabilité des produits » et qu’une telle mesure « prise de manière unilatérale par la France risque d’avoir des conséquences aussi bien industrielles que sanitaires ». Concrètement, Anne Carpentier prévient que « la contrainte et la singularité que représente la fabrication de conditionnements unitaires plutôt qu’à la boîte risque clairement de fragiliser l’approvisionnement national et de générer des tensions ponctuelles ». Dans le cas où serait préféré le principe des grands conditionnements en vrac à celui des sachets unitaires, qu’elle estime être l’option la plus probable, la directrice des Affaires pharmaceutiques du Leem met en garde : « Cela nécessiterait de refaire toutes les études de stabilité pour savoir si chaque médicament est capable de supporter par exemple les risques d’exposition à la lumière ou bien d’humidité. » Sans oublier le fait que « tous ces conditionnements prédécoupés ou ceux qui seront nécessaires pour réemballer chaque prescription génèreront plus de déchets, notamment en raison de leur taille, qui devra s’adapter aux mentions légales obligatoires qu’il faut y apposer. En termes d’environnement, ce n’est clairement pas un progrès », constate-t-elle. En guise d’alternative possible et même souhaitable, elle prône tout simplement un renforcement de l’intervention pharmaceutique : « L’actualisation et la standardisation de certains schémas posologiques, notamment concernant les antibiotiques anciens, ou encore une adaptation de la dispensation par le pharmacien nous paraissent être des pistes intéressantes à explorer en matière de lutte contre le gaspillage plutôt que de se diriger vers un nouveau système porteur de nombreuses conséquences industrielles, économiques, sanitaires et environnementales à tous les niveaux de la chaîne du médicament. »
Peu d’hygiène et pas de traçabilité
Si la dispensation à l’unité semble donc poser plus de problèmes qu’elle n’apporte de solutions, alors comment se fait-il qu’elle soit devenue la règle dans le monde anglo-saxon, des îles britanniques à l’Amérique du Nord ? Pour Daragh Connolly, président du syndicat de la pharmacie irlandaise (IPU), la raison de cette pratique réside avant tout dans son efficacité en termes d’observance : « Dispenser la quantité exacte de médicaments prescrits est quelque chose que nous avons toujours fait. C’est une manière de mieux impliquer le patient dans le suivi de son traitement. » En revanche, aux États-Unis et au Canada, l’explication est plus prosaïque comme l’affirme Thomas Weil, un pharmacien français exilé à Montréal depuis maintenant cinq ans : « Le principe de dispensation à l’unité a été adopté en Amérique du Nord pour des raisons clairement économiques liées aux prix très élevés des traitements comparativement à la France. » Là-bas, pas de boîtes ou très peu puisque « la très grande majorité des traitements arrive à l’officine dans des flacons qui contiennent entre 30 et 1 000 comprimés, charge ensuite à des techniciens formés de les transvaser et de les compter pour chaque prescription de patient », indique le néo-Québécois. Sans langue de bois, il avoue cependant que ce système « pose des problèmes d’hygiène – le compte-pilule n’est pas forcément nettoyé entre chaque opération – ainsi que de traçabilité ». En cas de rappel de lots, l’opération n’est pas de tout repos : « Je suis obligé d’imprimer le listing de tous les patients qui ont été fournis dans un intervalle de date défini et de les appeler un à un. Quant à la notice, il n’y en a tout simplement pas. Nous dispensons oralement les conseils et les recommandations pour chaque traitement au moment de la délivrance, ainsi qu’une feuille résumant les principales informations sur le médicament. » S’il peut « comprendre l’intérêt de mettre en place la dispensation à l’unité pour les antibiotiques », il remarque que « le fait de les réceptionner en vrac prend au final énormément de temps et constitue une source d’erreurs potentielles supplémentaire ». Persuadé que « la dispensation à l’unité coûte vraiment beaucoup plus cher que celle à la boîte », il est également convaincu que « bien rémunérer le pharmacien pour des actes intellectuels, comme c’est d’ailleurs le cas au Québec, est une source d’économies plus importante que ce dispositif ». Pour finir, lorsqu’on lui demande son avis sur l’intérêt de la dispensation à l’unité dans notre pays, il est dubitatif : « Au prix où sont les médicaments en France, ça n’a pas vraiment de sens. »