Formulaire de recherche

Stéréotypes et biais scientifiques

À l’aube d’une médecine personnalisée, prendre en compte les différences liées au sexe dans la recherche est plus que nécessaire. Ce qui implique de dépasser les préjugés.

Par Stéphany Mocquery

De 1997 à 2000, sur dix molécules retirées du marché, huit l’ont été en raison d’effets secondaires chez des femmes.© ADOBESTOCK_SANGOIRI

Le 31 mai dernier, dans une tribune publiée dans le journal Science, la neurobiologiste américaine Rebecca M. Shansky s’inquiétait de la persistance de stéréotypes de genre au sein de la recherche biomédicale, et plus particulièrement de l’idée selon laquelle le cerveau féminin serait une version plus compliquée du cerveau masculin « standard » du fait des variations hormonales liées au cycle menstruel. Selon la scientifique, « la croyance erronée selon laquelle les hormones ovariennes circulantes produisent des données plus désordonnées et plus variables chez les animaux femelles que chez les mâles » aboutit notamment à considérer « comme inégales les valeurs intrinsèques de l’étude du cerveau féminin versus le cerveau masculin ». Avec, pour corollaire, l’utilisation préférentielle d’individus mâles plutôt que femelles dans la recherche animale. Une entorse à la rigueur scientifique qui a pour effet, selon la chercheuse, d’introduire des biais non seulement dans la compréhension des mécanismes qui lient structure cérébrale, fonction et comportement, mais également dans la manière de traiter les troubles psychiques et les maladies neurologiques selon que l’on est un homme ou une femme.

Des variations selon le sexe

Selon Franck Ramus, directeur de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et professeur au laboratoire de sciences cognitives et psycholinguistique à l’École normale supérieure de Paris, « le fait que l’on néglige fréquemment d’étudier les animaux femelles dans les neurosciences ou que, lorsque les chercheurs utilisent des groupes d’animaux mixtes, on n’intègre pas le sexe comme variable biologique dans les études est autant valable en France qu’à l’international ». Or, en 2014 et 2016, deux méta-analyses ont clairement mis en évidence que les données collectées sur des rongeurs femelles ne variaient pas plus, voire moins, au regard de leur cycle menstruel, que celles collectées chez des rongeurs mâles. Cela a conduit les Instituts nationaux de la santé américains (NIH) et les Instituts de recherche en santé du Canada (IRSC) à demander, dès 2016, aux bénéficiaires de leurs subventions d’inclure systématiquement les deux sexes dans leurs expérimentations. En France, si certaines équipes de chercheurs s’attachent à prendre en compte le sexe comme variable biologique, il n’existe toujours pas de manifeste des organismes de recherche équivalent à celui des NIH. Pourtant, « il y a toutes les bonnes raisons d’étudier à la fois les animaux mâles et les animaux femelles », estime Franck Ramus, au diapason de ce qu’affirme le Dr Shansky dans sa tribune. En particulier parce que certaines pathologies en lien avec le psychisme sont plus fréquentes dans un sexe que dans l’autre : les troubles dépressifs sévères et l’anorexie mentale touchent ainsi plus souvent les femmes tandis que l’autisme concerne davantage les hommes. Mais aussi parce que certains de ces troubles ne prennent pas tout à fait la même forme chez les hommes et chez les femmes (autisme). Ou encore parce que « certains médicaments peuvent avoir le même effet chez les femmes et chez les hommes mais par des mécanismes différents, et que certaines stratégies thérapeutiques ou préventives efficaces pour les individus d’un sexe ne sont pas adaptées à l’autre sexe », indique Claudine Junien, professeur de génétique et membre de l’Académie nationale de médecine. « L’on sait, notamment que, selon le type de douleur, ce ne sont pas les mêmes types cellulaires qui sont activés chez l’homme et chez la femme et qu’il faut plus de morphine chez les femmes que chez les hommes pour traiter la même douleur », ajoute-t-elle. Enfin, parce que « les femmes font, en général, deux fois plus d’accidents secondaires que les hommes avec les mêmes médicaments », précise la spécialiste.

Mélange des genres

En France, la recherche est également confrontée à une autre forme de stéréotype : celui selon lequel il n’y aurait pas de différences entre le cerveau des hommes et celui des femmes. « Les personnes qui véhiculent cette idée le font généralement avec de bonnes intentions, en pensant éviter toute discrimination liée au sexe », indique Franck Ramus. « Or, non seulement il n’est pas nécessaire d’affirmer l’égalité en tout point pour éviter ces discriminations mais, de plus, si l’on veut prendre en charge de façon adaptée les hommes et les femmes sur le plan médical il y a tout intérêt à avoir une compréhension fidèle de la réalité », ajoute le chercheur. « Cela implique de mener à la fois des études sur les différences entre les sexes, mais également sur les différences de réponse aux traitements selon les sexes et de facteurs de risque à certaines maladies », complète-t-il. Quant au Pr Junien, elle estime que « lorsque l’on dit qu’il n’y a pas de différences, c’est généralement que l’on ne s’est pas intéressé aux mécanismes au niveau moléculaire ou cellulaire ». Selon elle, « pour rechercher des différences, on se base généralement sur des tests, des questionnaires, voire sur l’imagerie médicale, qui ne permettent pas réellement de les mettre en évidence ». Or, pour l’ensemble des tissus, un tiers des gènes en moyenne s’exprime différemment entre les mâles et les femelles, « en proportions certes variables selon les tissus, mais ces différences existent bel et bien », souligne la spécialiste. « En s’intéressant au niveau moléculaire, on est donc beaucoup plus précis dans l’identification de ces différences touchant les mécanismes sous-jacents », ajoute-t-elle.

Antisexisme mal placé

En avril 2019, dans un dossier publié dans les Archives des maladies du cœur et des vaisseaux – Pratique, la professeur de génétique s’inquiétait : « Plusieurs pays européens ont déjà adopté des politiques similaires [à celles des NIH américains, NDLR], prenant ainsi au moins dix ans d’avance par rapport à la France où, sous prétexte d’antisexisme, on évite de reconnaître les différences liées au sexe, au mépris des évidences scientifiques et de l’intérêt de la santé des femmes… et des hommes. » Ne pas discriminer, c’est d’abord accepter les différences. 

Quel surcoût ?

Intégrer le sexe comme variable biologique dans les expérimentations ne signifie pas forcément doubler les effectifs en animaux, et donc le coût des études. Dans un article publié en septembre 2015 dans la revue Schizophrenia Bulletin, l’américaine Margaret M. McCarthy proposait que les chercheurs incluent systématiquement dans leurs cohortes 50 % de femelles. Selon elle, si la méthode ne permet pas d’identifier de façon claire des différences liées au sexe, elle permet, a minima, de détecter des tendances importantes lorsqu’elles existent. Dans ce cas, il devient alors possible de réorienter les recherches pour étudier de plus près cette tendance.

NOTABENE

Depuis le scandale du
Distilbène, les femmes sont
généralement exclues
des essais thérapeutiques
par crainte d’effets
potentiels du médicament
sur le fœtus chez celles
qui seraient enceintes sans
le savoir.


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